Face à la difficulté d'embaucher des opérateurs de production, le projet Process-In cherche à développer des méthodes alternatives de recrutement. Une approche qui repose sur l'identification d'acquis comportementaux et non sur l'analyse de compétences techniques, explique Martine Dumont, directrice de l'institut Interfora.
RECRUTEMENT
Info Chimie Magazine : Quel est l'objectif du
projet Process-In ?
Martine Dumont : Le postulat de base de Process-In
est d'identifier des profils non pas sur des compétences
techniques, mais sur des aptitudes sociales acquises dans la vie
courante, afin de faciliter le recrutement d'opérateurs de
production dans l'industrie chimique. Les difficultés que rencontre
le secteur pour recruter dans ce domaine sont connues. Notre
collaboration avec la cellule de reclassement lyonnaise de Rhodia
illustre cette inadéquation entre offre et demande d'emplois. Cette
structure, qui répertorie les postes ouverts en France, avait de
manière récurrente une centaine d'offres non pourvues. La cellule
avait identifié certaines raisons de ces difficultés - mauvaise
image de la chimie, méconnaissance du métier d'opérateur - et nous
a chargés de vérifier si cette situation existait ailleurs. Nous
l'avons retrouvée dans les pays de l'Est où, malgré un marché
dynamique, les recrutements sont difficiles en raison d'un manque
de structures de formation. Les gens y sont souvent formés sur le
tas, une voie qui conduit à une forte volatilité du personnel. Ce
problème touche aussi des industriels de la chimie situés dans des
régions où ce secteur n'est pas très représenté. Faire venir des
gens formés à ses métiers d'autres régions ne fonctionne pas car,
au bout d'un certain temps, les salariés ainsi recrutés repartent
souvent dans leur région d'origine.
Dans la pratique, quelle est la méthodologie développée par
Process-In ?
Dans un premier temps, il s'agit d'identifier les personnes
ayant des prédispositions liées aux spécificités comportementales
des métiers à risques, par l'intermédiaire des dispositifs de
recherche d'emploi existants, à savoir l'ANPE et les missions
locales en France. Dans un deuxième temps, nous évaluons le
potentiel comportemental du candidat sur plusieurs axes :
respect des procédures et vigilance en marche normale, autonomie et
capacité à prendre des initiatives en marche troublée ou en dérive,
caractéristiques comportementales liées à la sécurité pour soi-même
et les autres et enfin capacité ou motivation à suivre une
formation complète.
Ce n'est qu'ensuite que sont développées les compétences
techniques nécessaires à son futur poste. Après son positionnement
sur les différents champs de compétences métiers requises, le
candidat reçoit une formation par l'intermédiaire d'un dispositif
de e-learning tutoré. Cet accompagnement doit être particulièrement
élaboré dans le cas de Process-In, car le candidat découvre un
nouveau métier, et a des repères parfois éloignés des spécificités
de l'industrie chimique. Enfin, le nouvel embauché doit trouver sa
place au sein de son équipe. Dans cette phase, il est primordial
que l'encadrement de proximité reçoive lui aussi un accompagnement
afin de faciliter l'intégration du nouvel équipier. Il faut
souligner que la méthodologie de Process-In est encore en phase de
construction et d'élaboration. C'est bien l'esprit du programme
européen Leonardo. Le principe est pour l'instant d'observer ce qui
se passe dans les entreprises qui y participeront.
Quels sont les critères comportementaux recherchés dans
l'industrie chimique ?
La sécurité est, bien entendu, l'une des premières
préoccupations du secteur. Mais au-delà de ce point, la capacité à
travailler en équipe, à communiquer et à être en lien avec la
hiérarchie est également indispensable. L'industrie chimique et le
nucléaire sont des secteurs très prescrits où l'on demande
d'appliquer des procédures. Ceci est valable en marche normale,
mais si un incident ou une dérive du procédé survient, le
collaborateur doit être en mesure de faire remonter l'information
et le cas échéant de prendre une décision, parfois sans contact
direct avec la hiérarchie. Les personnels de production doivent
faire preuve d'esprit d'initiative, de capacité à analyser une
situation complexe et de logique, tout en étant à même d'identifier
l'ensemble des pistes qui leur sont offertes. Ces capacités ne sont
pas innées. Chez certaines personnes, notamment celles que la vie a
mises en échec, la capacité de réaction est érodée. Mais d'autres,
après avoir fait face à des difficultés, développent une réflexion
sur la façon de les résoudre, une démarche de questionnement sur
leur comportement.
Pouvez-vous nous en dire plus sur la phase d'évaluation du
potentiel comportemental ?
Dans le passé, nous avions déjà travaillé, avec le laboratoire
d'anthropologie appliquée de la faculté de médecine de Paris, sur
l'élaboration d'outils d'évaluations des comportements, destinés au
recrutement d'apprentis. Selon cette méthode, les candidats sont
exposés à différentes situations par l'intermédiaire d'une courte
séquence vidéo, et doivent indiquer quelle serait leur réaction.
Après avoir obtenu des réponses à environ 80 problèmes, on est
à même de déterminer leur profil, par recoupement. Avec cette
méthode, on peut ainsi estimer la capacité d'une personne à faire
appel au bon sens, sa conscience du risque, son rejet potentiel de
la hiérarchie… Nous allons aussi collaborer avec le laboratoire de
psychologie de l'université de Dublin, qui a une longue expérience
des situations à haut risque, via son travail sur les comportements
des pilotes d'avions. Ces derniers sont, comme dans la chimie,
exposés à des situations critiques où les comportements sont
cruciaux. D'autre part, l'ANPE intervient également dans le projet,
en apportant son expérience dans le domaine du recrutement par
simulation.
Cette évaluation pose différents problèmes, notamment d'ordre
éthique. Comment Process-In aborde cette question ?
Il est évident que l'on doit être très attentif à cette
question, et c'est l'une de nos préoccupations. À l'heure où nous
venons de célébrer le cent-cinquantième anniversaire de la
naissance de Freud, et où l'on s'interroge sur la place
grandissante de la psychologie comportementale, nous devons à tout
prix éviter de normer les individus. Les entreprises qui
participent à ce projet doivent signer une charte précisant les
conditions dans lesquelles le recrutement se passera. L'un des
principaux engagements est de ne pas regarder les CV. Il est
absolument nécessaire de ne pas empiler les systèmes de sélection.
Nous faisons souvent face à des personnes fragilisées, et il est
primordial de leur expliquer le processus auquel elles seront
soumises. En soulignant qu'il ne s'agit pas de dire au candidat
qu'il est bon ou mauvais et en aucun cas le traiter comme un
cobaye. À l'issue du processus, nous leur expliquons pourquoi ils
n'ont pas été retenus, si c'est le cas. Les gens ont besoin de
savoir. C'est d'ailleurs la non-justification du licenciement qui a
été la principale critique faite au CPE. Ce bilan leur permet
également de se réorienter ou de se repositionner dans leur
recherche d'emploi. De plus, tous les candidats qui entrent dans le
processus le font sur la base du volontariat.
Comment est perçue cette nouvelle méthode par les
industriels ?
Il est vrai qu'au début, on pensait que ce projet ferait peur
aux industriels. Mais nous avons eu la surprise de constater que
beaucoup de patrons sont intéressés. Le fait qu'en France les
entreprises du secteur se trouvent un peu dans une impasse face au
recrutement y est sûrement pour quelque chose. On est clairement en
train d'inverser les priorités entre compétences et état d'esprit.
Il faut aussi dire que le fait qu'un jeune soit formé techniquement
ne veut pas dire qu'il se rend compte de la réalité du métier dans
lequel il entre, y compris au niveau des ingénieurs. Les
compétences techniques ne présagent pas de la capacité à jouer son
rôle dans une équipe.
Quelles sont les conséquences de cette approche sur
l'organisation des entreprises ?
Notre méthodologie est beaucoup plus impliquante et complexe à
mettre en oeuvre pour l'entreprise. Les outils utilisés par les
services des ressources humaines ne sont pas adaptés à cette
approche, quoique cela ne soit pas le cas partout. Par ailleurs,
une fois la personne sélectionnée, il faut la former. Et cela
nécessite de bousculer l'organisation du travail sans remettre en
cause les procédures de sécurité. Ce qui peut se faire si on
commence par attribuer un rôle moins exposé au nouveau membre de
l'équipe. Comme c'est déjà le cas dans les formations en
alternance. Mais cette nouvelle organisation peut aussi apporter
des bénéfices indirects, en aidant les chefs d'équipe à affirmer
leur rôle de leader. Ces derniers, souvent issus d'un recrutement
horizontal, ont parfois du mal à s'affirmer dans leur nouveau rôle
face à des collaborateurs qui hier étaient leurs égaux. Au-delà de
ces points, il reste un autre problème à résoudre : les
conventions collectives sont actuellement structurées sur les
diplômes, et pas sur les compétences. Mais c'est avec des projets
tels que le nôtre, qui associent salariés et employeurs, que l'on a
l'espoir de faire bouger les pratiques. L'espoir que l'on porte est
que l'on ne va pas aborder la question par l'angle de la
rémunération mais par celui de la reconnaissance des compétences
sociales, au-delà des compétences techniques. Nous ouvrons une
porte où tout le monde à quelque chose à gagner. Quand on regarde
ce que dit l'Union européenne à ce propos, on se rend compte que ce
changement est crucial dans une économie de la connaissance, telle
que celle de l'Europe.
Propos recueillis par Cédric Ménard